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DIANE atterrit à Nice à huit heures trente. Une demi-heure plus tard, elle roulait en direction des terres de l’arrière-pays, sans même avoir aperçu la Méditerranée. Le long de la nationale 202, des chapelets de maisons, de centres commerciaux, de sites industriels s’égrenaient au fil des vallons et des coteaux. Aux environs de Saint-Martin-du-Var, le paysage se modifia, les constructions s’espacèrent, le vert sombre et le roc gagnèrent du terrain et, enfin, les montagnes jaillirent.
Elle navigua alors dans un pur paysage d’altitude : pins serrés contre versants abrupts, dômes noirs rivés au ciel, travées sombres et profondes des rivières à sec... Le ciel était couvert. Il n’était plus question de douceur, d’air marin, ni même de végétation provençale. C’était la pierre et le froid qui possédaient désormais les lieux. Diane suivait toujours la nationale, au-dessus du lit du Var asséché.
Au bout d’une heure de route, après avoir emprunté d’interminables voies en lacets, elle découvrit enfin le paysage qu’elle attendait : un lac au creux d’une vallée, qui ressemblait à un miroir reflétant la lumière de l’orage. Sa surface oscillait entre le gris et le bleu. Des vaguelettes s’y hérissaient, telles des lames d’acier. Autour, c’était un lacis d’émeraude. Les conifères, dressés comme des couteaux, semblaient blesser les nuages. Diane frémit. Elle pouvait sentir la cruauté de chaque cime, de chaque reflet, de chaque détail, aiguisé par le soleil fébrile qui perçait la noirceur du ciel.
Au détour d’un virage, elle aperçut une clairière. Des bâtiments de rondins y formaient un hameau à quelques mètres du rivage. Irène Pandove avait dit : « Un ranch en forme de U, au bord du lac. » Diane emprunta la route qui serpentait vers la vallée.
Une pancarte au nom de « Centre aéré du Ceklo » apparut, signalant un sentier de gravier en contrebas. A chaque tournant, Diane voyait se préciser les bâtiments de bois. C’était un vaste ensemble de constructions de couleur brune, entourées par un enclos. Sur la gauche, des pâturages se déployaient, accueillant sans doute durant l’été des chevaux. Sur la droite, des portiques de couleur marquaient les aires de jeux.
Elle gara sa voiture sous les sapins. Elle inhala à pleins poumons la fraîcheur de l’air, les parfums de résine, les foisonnements d’herbes coupées. Le silence régnait en maître. Pas le moindre cri d’oiseau, pas un bruit d’insecte. L’orage ? Elle s’avança vers le bâtiment principal, s’efforçant d’écarter ses appréhensions.
Elle franchit la porte de rondins et traversa un préau tapissé de sapines, bordé sur la droite de petits portemanteaux. A travers les baies vitrées, à gauche, elle apercevait un grand patio, encadré par les deux ailes du ranch, qui montait jusqu’à un coteau fermé par un pan de forêt. Au-delà, on devinait les flots lisses du lac. Le silence et le vide semblaient plus graves, plus pesants, ici, dans ces espaces conçus pour les cohues enfantines.
Diane découvrit un couloir, s’ouvrant sur plusieurs pièces. Elle s’y glissa à pas prudents. Sur les parois de bois, des couvertures tissées, aux dessins naïfs, étaient suspendues à la manière de tableaux. Elle apercevait aussi, par les portes ouvertes, des tabourets-tam-tams, des papiers peints roses ou violets, des lustres en papier de riz. L’ensemble fleurait bon les années soixante-dix. Ce lieu aurait plu à sa mère.
Elle avança encore. Elle vit des salles de jeux, occupées par des tables de ping-pong, des baby-foot. Une autre pièce où trônait une télévision, tapissée de coussins. Au fond du couloir, elle trébucha sur une petite cage, qui répandait ses graines et sa sciure sur le sol. Diane s’arrêta un instant sur l’objet : son occupant – cochon d’Inde ou hamster – s’était fait la malle, lui aussi.
Elle atteignit enfin un vaste bureau – le cœur administratif du ranch. Son appréhension se mua alors en certitude. Encore une fois, elle arrivait trop tard. La pièce avait été entièrement retournée. Une table de chêne était renversée, les chaises étaient éparses, les armoires éventrées, les classeurs arrachés, les fichiers répartis par terre.
Diane songea à Irène Pandove et n’osa aller plus loin dans ses pensées. A cet instant, elle remarqua, fixés au mur, des cadres qui avaient échappé à la tourmente. Les clichés représentaient toujours les deux mêmes personnages : une femme blonde, âgée d’une cinquantaine d’années, et un homme de type asiatique, très petit, au visage ridé et au sourire malicieux. Sur certains portraits, l’homme et la femme s’embrassaient. Sur d’autres, ils se tenaient par la main. Ces images distillaient une étrange joie de vivre. Et une légère impression comique – la femme dépassait de quinze centimètres l’homme qui portait, sur chaque image, une parka en astrakan, aux deux pans relevés. Sans pouvoir expliquer son geste, Diane saisit un cadre, brisa la vitre sur le coin de la table et empocha une des photographies.
En levant les yeux, elle remarqua un article placé sous verre. Le texte, publié dans la revue Science, grande référence en matière de parutions scientifiques, était signé par le Dr Eugen Talikh. Diane tressaillit : c’était le nom prononcé par Langlois. Le nom du patron du TK 17 passé à l’Ouest en 1978. Elle décrocha le cadre et parcourut en diagonale les paragraphes rédigés en anglais. Elle n’y comprenait rien – cela parlait de physique nucléaire et d’isotopes d’hydrogène – mais ne fut pas surprise lorsqu’elle repéra le portrait de l’auteur : c’était le petit bridé des photographies. Elle se trouvait dans la maison du physicien transfuge.
Cette découverte alluma d’autres feux dans son esprit. D’abord elle comprit qu’Eugen Talikh n’était pas un Russe caucasien, comme on aurait pu le supposer, mais un Asiatique, sans doute d’origine sibérienne. Elle saisit aussi, sans en déduire les implications, que cet homme venait d’adopter, avec sa femme, un petit garçon venu des terres du tokamak. Pourquoi ? Qu’attendait-il de cet enfant ? Diane brisa de nouveau le cadre de verre et mit l’article dans sa poche.
En fouillant encore, elle trouva des photocopies d’horaires de vols pour Ulan Bator, via un transit par Moscou, mais aucune trace de réservation précise. Comme Rolf van Kaen, comme Philippe Thomas, Eugen Talikh s’apprêtait à retourner en République populaire de Mongolie mais il ne semblait pas décidé sur sa date de départ.
A cet instant, elle entendit un gémissement.
Diane pivota. On bougeait derrière le bureau renversé. Elle s’approcha du plateau de bois puis, lentement, risqua un regard. Une femme, allongée par terre, reposait dans une immense flaque noire, sous un déluge de paperasses. Diane ne se souvenait pas d’avoir jamais vu autant de sang – même à la fondation Bruner. Le corps était parfaitement immobile, tourné vers la cloison. Diane se souvint d’une ancienne coutume juive, qui consistait à orienter le visage du moribond vers le mur, afin qu’il ne puisse pas voir les traits de la Mort.
Elle contourna la table et saisit doucement l’épaule de la victime pour la tourner vers elle. Elle la reconnut aussitôt : c’était la femme des photographies. Son abdomen s’ouvrait en deux pans de chair. La blessure débutait au nombril et remontait jusqu’aux seins. Les vêtements et les chairs s’entremêlaient en une tourbe immonde. Diane appela de toutes ses forces la compassion mais aucun sentiment ne parvenait à couvrir sa propre peur. Elle songea au tueur de van Kaen et de Thomas. Cette plaie ne correspondait pas à son style. Avait-il manqué son coup ? Irène s’était-elle débattue ?
Ce qu’elle découvrit la propulsa dans une terreur encore plus profonde.
Irène Pandove tenait un couteau à lame-scie, noirci de sang, dans sa main droite.
Soudain elle se redressa sur un coude et murmura :
— Il est venu... Je ne devais pas... Je ne devais pas lui parler.
Totalement ébahie, Diane comprit qu’Irène s’était ouvert le ventre sous les yeux de son agresseur. Elle s’était tuée pour ne pas parler, pour ne pas révéler les informations que l’intrus lui aurait sans doute arrachées. Malgré le désordre de ses pensées, Diane remarqua la beauté du visage, sous le chignon chamboulé et les mèches plaquées de sang. Irène répéta :
— Je ne devais pas lui parler.
— A qui ? Qui est venu ici ?
— Les yeux... Je n’aurais pas pu leur résister... Je ne devais pas lui dire... où est Eugen...
« Les yeux » : qui cela pouvait-il désigner ? Le violeur d’entrailles ? D’autres hommes de main, envoyés par Thomas ? Ou quelqu’un d’autre encore ? Mais il y avait une autre urgence. Diane se pencha et interrogea Irène :
— Lucien... Où est Lucien ?
La moribonde grimaça un sourire. Malgré tout, elle semblait heureuse de rencontrer Diane, de l’entendre prononcer ce prénom innocent. Elle agita les lèvres. Sa bouche se gonfla de sang. Avec sa manche, Diane l’essuya. Le gargouillis se forma en un seul mot :
— La presqu’île.
— Quoi ?
Des filaments noirs coulèrent une nouvelle fois. Les lèvres bruissèrent :
— Sur le lac. La presqu’île. C’est là qu’il va toujours...
Réprimant ses sanglots, Diane tenta de la rassurer :
— Ça va aller. Je vais appeler l’hôpital.
Irène attrapa le poignet de Diane. Celle-ci sentit gicler le sang entre ses doigts serrés. Elle ferma les paupières. Quand elle les rouvrit, c’était fini : les iris d’Irène s’étaient fixés en une stupeur éternelle.